Revue de littérature #27

opened book
Photo by Aaron Burden on Unsplash

Comment je suis entré « en zone critique » avec le philosophe Bruno Latour

Article The Conversation, rédigé par Luc Aquilina Professeur en sciences de l’environnement, Université de Rennes 1, publié le 5 janvier 2023.

En tant qu'enseignant des sciences de l'environnement et en tant que chercheur travaillant sur l'impact du changement climatique sur la ressource en eau, je connais les mécanismes derrière ce processus et j'assiste, impuissant, à l'inaction des États. Pendant des années, je me suis interrogé, jusqu'au vertige : quel est mon rôle en tant « qu'expert » ? Que dois-je faire ? Comment comprendre le décalage entre nos connaissances et nos actions ?

Pour sortir de ce vertige, retrouver une place dans ce monde en mouvement, j'ai été accompagné par le philosophe Bruno Latour - disparu le 9 octobre 2022 -, sa pensée et ses textes.

Observateur des observatoires de la zone critique
S’il est un objet auquel Bruno Latour s’est particulièrement intéressé ces dernières années, c’est bien celui des « observatoires de la zone critique ». Mais cette zone, à quoi correspond-elle ? La Terre solide a un rayon de plus de 7000 km ; elle est entourée d’une atmosphère d’environ 700 km. Mais, au sein de cet ensemble, si l’on se focalise sur ce qui bouge (l’essentiel des nuages, l’eau au-dessus, sur et sous terre, et la vie qui participe intimement et activement de ces mouvements), on définit une zone d’une épaisseur de quelques kilomètres seulement. Ce n’est pas une peau d’orange, ni même une coquille d’œuf, c’est à peine une couche de vernis. Mais c’est ici, dans cette infime pellicule que l’on trouve la biosphère, toutes les activités humaines, toutes les ressources dont nous avons besoin et aussi tous les polluants que nous produisons. Bienvenue dans la zone critique ! Cette notion souligne la fragilité de notre monde humain et biologique, et montre comment humanité et nature sont conjointes et intimement mêlées.

Rassemblés au sein d’observatoires qui s’intéressent à des zones particulières, les chercheuses et chercheurs se posent de nouvelles questions, qui dépassent les frontières de leur discipline. Bruno Latour a observé finement ces observatoires. Dans toutes ces zones critiques étudiées, impossible de séparer les lois physiques, chimiques… du monde naturel. Impossible de séparer ce qu’on pensait contrôler et modéliser des lois du monde mal connu et incontrôlé du vivant, de leurs représentations et interactions sociales ou politiques. Impossible de se tenir à distance des écosystèmes, des enjeux et des débats. Cette intrication, ce monde de « composition » qui s’oppose à notre monde de domination, Bruno Latour l’a détaillée dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes.

Quelle place pour les scientifiques ?
Travailler au sein de la zone critique a modifié ma façon d’envisager mon travail en tant que scientifique – dont j’ai longtemps pensé qu’il consistait à produire des données, éventuellement des avis étayés, mais qu’il s’arrêtait là où commençait celui du politique, la personne aux choix « éclairés ».  Au sein de la zone critique, la science est l’objet d’hypothèses, de choix de modèles, d’orientation des questions posées qui sont déjà politiques. Qu’on le veuille ou non, le scientifique qui travaille comme moi sur la ressource en eau est ainsi impliqué dans cet enchevêtrement de liens. Son objet de recherche devient un objet « hybride », où les données et les modèles scientifiques sont aussi en soi un argument politique. Vouloir le nier et rester en dehors de l’arène politique est déjà une position politique !

Des modèles, pour quoi faire ?
Bruno Latour s’est intéressé de près à la notion de « limites planétaires » développée par Johan Rosckstrom, le directeur du Sotckholm Resilience Center, en soulignant que notre monde n’était pas assez grand pour qu’on y vive tous ensemble avec le niveau de vie d’un Européen et à fortiori d’un Américain du Nord ou des classes ultra-riches de pays plus pauvres. Une partie de la population mondiale aurait ainsi « déserté » le monde, vivant sans limites là où l’urgence climatique et environnementale ne semble pas exister. Dans ce contexte, il lui semblait fondamental de revenir à une définition du sol, à l’opposé d’une vision nationaliste. Pour ce faire, il avait développé ces dernières années des cahiers de doléance, avec l’objectif de permettre aux « terrestres » de reprendre pied sur leur territoire et d’en définir les contours, ce qui leur était essentiel. Plutôt que d’élaborer des outils complexes, précis mais figés, nous en construisons de plus simples, plus souples, dans l’objectif de pouvoir s’adapter facilement aux demandes, aux questions, aux scénarios imaginés. Le modèle n’est plus un outil d’expert, mais un outil de dialogue, un petit « parlement des choses » pour reprendre les mots de Latour dans Politiques de la nature (2004)

« Où atterrir ? »
J’ai compris que mon travail et mon engagement étaient liés dans la recherche d’un monde « où atterrir », pour reprendre une récente image de Latour. Autant de choses qui me conduisent à militer pour une transformation profonde des logiques de nos gouvernances. Ce cheminement a également transformé ma pratique d’enseignant. Il me semble aujourd’hui essentiel d’apprendre à mes étudiants à devenir des acteurs autonomes des transitions à construire. Pour cela, il est sain qu’ils puissent se révolter, ne pas accepter les technologies qui promettent de nous sauver ni les puissances d’agir d’un monde financiarisé.

Il s’agit, pour reprendre à nouveau les mots de Bruno Latour, « d’inverser l’Université » (Habiter la Terre), vers ceux qui sont les victimes du changement climatique et des crises environnementales, vers les savoirs non académiques et les démarches artistiques dont nous aurons besoin pour sortir des logiques matérialistes. Dans les années 1990, je travaillais, sans le savoir sur la zone critique. Depuis, je suis entré en zone critique, comme on entre en contact, en jeu, en résonance, en médiation… En zone critique avec Bruno Latour.

Lire l'article en entier

L’urgence écologique se heurte à la culture académique des universités

Article payant du Monde, rédigé par Soazig Le Nevé, publié le 6 janvier 2023.

Quelques extraits 

L’absence de formation aux enjeux écologiques apparaît comme le principal frein pour faire des universités des actrices de la transition. Une question que le ministère de l’enseignement supérieur n’a pas intégrée dans les thèmes de ses groupes de travail.

A l’heure où l’on touche aux « limites planétaires », les petits-enfants des soixante-huitards obtiendront-ils que l’urgence écologique déclenche une révolution pédagogique immédiate ? A leurs yeux, les universités ne sont plus bourgeoises, mais ankylosées dans des structures disciplinaires parfois fort éloignées des enjeux sociétaux apparus avec le réchauffement climatique.

Pour amorcer cette mue, trois groupes de travail autour d'acteurs de la communauté universitaire, d'étudiants, d'associations, d'ONG et de think tanks doivent se réunir entre le 17 janvier et le 7 février. Le ministère les charge de définir un socle de compétences et de connaissances transversales, de constituer un pôle national de ressources pédagogiques et d'imaginer une façon de valoriser l'engagement étudiant en faveur de la transition écologique.

Cours optionnels et non notés

Il faut dire que le bilan est maigre : sur 75 universités, seules 11 peuvent se prévaloir du label « développement durable et responsabilité sociétale » (DDRS), qui existe depuis 2015. Des initiatives locales, reposant sur la bonne volonté d’enseignants-chercheurs, ont cours ailleurs mais de manière quasi confidentielle, en l’absence de cartographie nationale des forces en présence sur ces sujets.

D’après un sondage interne, près des deux tiers des universités ont d’ores et déjà adapté une partie de leurs formations en créant des modules transversaux ou des mentions spécialisées en master. Des enseignements que le Shift Project, think tank créé par l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, juge imparfaits.. Le propos apparaît trop large sur les questions environnementales, n’abordant que rarement les enjeux climat-énergie.

Pour concevoir des modules de sensibilisation et intégrer dans la totalité des cursus disciplinaires les enjeux de la transition écologique, le vrai levier est celui de la formation des enseignants-chercheurs, chantier immense, auquel aucun des futurs groupes de travail ministériels n’est consacré.

« Recomposition des objets scientifiques »

Pour le géographe Michel Lussault, professeur à l’université de Lyon et fondateur de l’Ecole urbaine, au constat que l’homme est devenu la principale force de changement sur Terre correspond « un moment où toute l’histoire universitaire de ces deux derniers siècles peut être considérée comme close ». Il ne s’agit pas d’ajouter une nouvelle spécialité « transition écologique » à la liste des spécialités enseignées, mais d’« accepter de considérer que notre entrée dans l’anthropocène entraîne une recomposition de tous nos objets scientifiques et de nos formations classiques ». Se redéfinir, en tant qu’enseignant-chercheur, en lien avec les étudiants et la société civile et en mobilisant d’autres façons de travailler, notamment des collectifs de projet, est aussi le credo du Campus de la transition que supervise depuis 2017 la philosophe Cécile Renouard

« Faire face à des réalités qui nous déconcertent »

Renverser la table, ce serait rebattre les cartes de la qualification des enseignants-chercheurs, étape cruciale où l’impétrant intègre l’une des 92 sections correspondant chacune à une discipline universitaire. A leur tête, le conseil national des universités (CNU), devra lui aussi faire sa mue, selon nos interlocuteurs. Au sein de l’Ecole urbaine, Michel Lussault a repensé les rapports entre universités, laboratoires de recherche, entreprises, collectivités territoriales, administrations, associations et citoyens. « Nous n’avons pas besoin des disciplines classiques, sortons de l’idée que seuls comptent les bons spécialistes, argue-t-il. Nous avons besoin de bons scientifiques pour faire face à des réalités qui nous déconcertent dans un contexte de crise climatique, comme les vagues de chaleur qui ont bouleversé toutes les certitudes qu’on pouvait avoir sur la létalité, la gestion des ressources en eau ou la relation entre chaleur et incendie. » 

Ironie du sort : en pleine lancée, l’Ecole urbaine de Lyon a été sommée de s’arrêter. L’Agence nationale de la recherche a annoncé en mars 2022 qu’elle stoppait son financement de 9 millions d’euros, dont 3 millions restaient à verser à cet institut précurseur, d’ici à 2025. Motif invoqué : le manque de publications au sein des très académiques revues scientifiques à comité de lecture international.

Lire l'article en entier

Ces universités qui interdisent à leurs chercheurs de prendre l’avion.

Article de Courrier International, publié le 30 décembre 2022.

De plus en plus d’universités prestigieuses décident de restreindre les voyages en avion des enseignants et doctorants. Témoin l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas, qui vient de prendre une mesure radicale.

La participation aux conférences et aux colloques internationaux a toujours été considérée comme cruciale pour l’échange d’informations et la constitution de communautés de chercheurs hautement spécialisés. Mais les temps changent et les pratiques aussi, comme le montre la décision de l’Université d’Utrecht qui, à partir de janvier prochain, va strictement limiter les déplacements en avion de ses enseignants et de ses chercheurs, rapporte le Times Higher Education.  Le financement de tout vol professionnel court courrier sera désormais soumis à une autorisation expresse.

Le Times Higher Education mentionne également l’Université de Neuchâtel, en Suisse, qui ne remboursera plus le coût des voyages en avion de ses enseignants et de ses chercheurs que dans le cas où le trajet en train prendrait plus de dix heures.

Pour de nombreuses universités, les voyages en avion constituent l’essentiel de leurs émissions de gaz à effet de serre et ces établissements font face à des pressions de plus en plus fortes pour les restreindre au minimum. C’est notamment le cas en Suède, où le réseau Climate Students, créé par un groupe de climatologues, rend public un classement des universités basé sur des critères de durabilité.

 “Nous pouvons facilement nous montrer radicaux en la matière parce que tout le monde ici, en particulier le conseil de gouvernance de l’université, nous demande de l’être. Ils veulent des mesures très précises et très claires”, explique Margot van der Starre, vice-présidente de l'université d'Utrecht, qui indique que les nouvelles restrictions sur les déplacements en avion devraient permettre de réduire rapidement les émissions de dioxyde de carbone de l’établissement de 11 à 15 %.

Lire l'article