Retour sur le Séminaire 3S, Soutenabilité des Systèmes Socio-techniques

5ème édition, 27 et 28 Mars 2023

Ce séminaire, qui s'est tenu à l'Université de Technologie de Troyes, avait pour thème "Les Communs", une alternative pertinente pour aider à effectuer notre transition vers des sociétés humaines viables ?

Le but de ce séminaire était de montrer en quoi une approche par les communs est pertinente pour les transitions socio-écologiques de nos sociétés. L’approche des communs sera introduite et expliquée en exposant leurs origines, leur cadre de définition et les formes de leur réémergence ces dernières années.

Michel Bauwens

Informaticien, cyberphilosophe, théoricien du pair à pair, auteur et conférencier.

Sébastien Broca

Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’UFR « Culture et communication », Université de Paris VIII.

Stéphane Crozat

Enseignant-chercheur à l'UTC, université et école d'ingénieur à Compiègne

Marine Declève

Historienne de l’art et urbaniste, docteure EPFL en sciences de la ville et chercheuse en résidence à l'Atelier Cartographique (Bruxelles).

Sébastien Shulz

Ph.D et enseignant en sociologie, Animateur du groupe "politiques des communs numériques" (CIS-CNRS), Initiateur du Collectif pour une société des communs

Michel Bauwens : Le rôle des institutions des communs dans la transition à venir

  1. Michel Bauwens revient sur les premiers communs qui étaient au départ physiques. Il nous rappelle qu’au 16e siècle, le commun était considéré comme un obstacle et une source d'hostilité. Puis nous avons commencé par privatiser des biens communs physiques, qui étaient très présents en Occident. En 1993, la démocratisation des réseaux digitaux, notamment Internet, a été un changement capital. Au niveau culturel, cela a permis une organisation en pair-à-pair, mondiale, en dehors de l'État et du marché, avec une auto-organisation et de nouveaux circuits de valeurs.

  2. Selon Michel Bauwens, nous sommes dans une triarchie comprenant le marché, les communs et l'État. Nous assistons à une transition d'un système marchand vers la contribution. Dans ce contexte, la valeur provient de la contribution des individus en faveur des communs, et ces derniers sont considérés comme des sources de valeur. Il se pose la question de savoir si un système marchand qui génère de la valeur peut conduire à l'émergence d'un marché hybride. Quels types de fonctionnalités marchandes conviennent aux commoners ? Il revient également sur l'open. source. Pour lui, l'open source pose problème si tout le monde peut l'utiliser, les grands capitalistes vont s'en servir. Il est donc préférable d'adopter une approche de "copy fair"plutôt que de"copy left", notamment afin de créer des écosystèmes protégés pour l'ESS. Le copyleft est une méthode générale pour rendre libre un programme (ou toute autre œuvre) et obliger toutes les versions modifiées ou étendues de ce programme à être libres également1. La licence Copyfair est une licence à réciprocité qui limite la capacité de profit et peut décourager l'adoption commerciale du produit ou du service associé au commun2.

  3. Michel Bauwens note une évolution des communs dans la macro histoire. Selon lui, il y a des cycles ascendants et descendants. Le cycle est ascendant lorsque la croissance est au rendez-vous, les communs sont au service des besoins de leur population, au détriment de leur propre existence. Les communs subissent des pulsations, ce qui peut les appauvrir et amener la création de nouveaux communs pour compenser la faiblesse de l'État et du marché. Ces communs sont capables de régénérer la société. Dans le passé, cette pulsation était locale, mais aujourd'hui elle est mondiale. Nous sommes maintenant dans une phase descendante : nous avons besoin des communs, ce qui est nouveau.

Michel Bauwens conclut sur la notion de "cosmolocalisme", l'idée étant de relocaliser. La relocalisation est importante car elle permet de réduire les coûts de transport, ce qui est crucial pour faire face à la crise climatique. Il peut s'agir de production artisanale de bois en matière première ou de coopératives. Michel Bauwens parle également de stigmergie comme un nouveau modèle de gouvernance collaborative, une sphère communautaire éthique et marchande. "La stigmergie est une méthode de communication indirecte dans un environnement émergent auto-organisé, où les individus communiquent entre eux en modifiant leur environnement.3

Selon lui, il ne faut pas considérer les communs comme quelque chose de marginal. Le partage des connaissances communes doit être optimisé pour que les acteurs puissent trouver instantanément les données. Il est urgent d'optimiser les traces permettant à cette intelligence collective de passer à l'échelle. Les acteurs doivent être mis en contribution pour maximiser la synergie. Les bibliothécaires peuvent apporter leur intelligence humaine pour aider à prévoir les besoins. L'IA peut également jouer un rôle dans l'optimisation du partage des connaissances communes.

Marine Declève : Communs et artisanat

1. Pour Marine Déclève, le travail artisanal est existentiel. À travers trois auteurs et notions, elle met l'accent sur l'importance donnée au travail artisanal, à l'œuvre et à l'action.

Premièrement, elle revient sur le concept d'encastrement de Karl Polanyi1, proposé dans son ouvrage "La grande transformation" en 1944. Karl Polanyi conçoit l'économie comme la circulation des biens et l'attribution d'une valeur par des mécanismes dont le marché n'est qu'une possibilité. Pour lui, l'économie est un des principes de fonctionnement de la société, mais secondaire en général. S'appuyant sur l'histoire et l'anthropologie, il affirme qu'en général, les relations sociales de l'homme englobent son économie. C'est ce qu'il appelle l'encastrement de l'économie dans le système social. Pour elle, la réciprocité et l'hospitalité sont régies par l'économie.

Deuxièmement, elle nous parle de la notion de "Vie active"d'Hannah Arendt."Par vita activa, Arendt désigne les trois piliers de l'activité humaine, qui sont, selon elle, le propre de notre existence : le travail, l'œuvre et l'action. Ce sont les « conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l'homme »"2.

Enfin, elle invoque William Morris (1844-1896)3 pour qui le travail artisanal correspondait à une vie active (labeur + œuvre + action). Morris, fabricant, designer textile, imprimeur, écrivain, poète, conférencier, peintre, dessinateur et architecte britannique, célèbre à la fois pour ses œuvres littéraires, son engagement politique libertaire, son travail d'édition et ses créations dans le domaine des arts décoratifs. Pour lui, "L'art était autrefois le bien commun de tous".

2. En deuxième partie, Marine Déclève s’arrête sur la notion de "Communalité" qui réunit le travail, l'œuvre et l'action de manière individuelle et collective. Il s'agit d'un encastrement de la vie active. Elle introduit les notions de Communs environnementaux, Communs culturels et Communs d'autoconstruction. Elle s'interroge sur comment la communalité peut-elle être un levier de transition ? Les communs urbains et les quartiers peuvent être des alternatives. Ils sont hybrides et peuvent se retrouver dans d'autres catégories de communs. Ils ne sont jamais purs et sont des espaces particuliers. On peut citer les artisanats de la connaissance territoriale, les artisanats de tiers-lieux, les artisanats de paysages en mouvement et l'artisanat lié à l'industrie.

Marine Déclève se demande comment connecter les informations et poser les questions nécessaires pour représenter les biens communs dans les territoires. Elle étudie par le biais d'un atelier cartographique au sein d'une coopérative, comment utiliser une carte pour les lieux de rencontres et les mouvements sociaux. Par exemple, l'articulation d'un logiciel avec quelque chose de matériel permet d'engager un mouvement social en présentiel. Cela soulève l'enjeu de la représentativité des biens communs pour faire apparaître leur diversité. Le fait de les représenter sur une carte n'est pas anodin et peut être une forme de normativité.

Comment susciter l'intérêt des gens pour la liberté ? Le commun peut être considéré comme un pilier ou un chemin de transverse. La question est de savoir comment, en représentant et en mettant en récit ensemble les communs, ne pas les homogénéiser et permettre les contradictions, afin qu'ils deviennent un levier de libération et d'émancipation plutôt que de simples expériences qui risquent de devenir normatives.

3. En dernière partie, Marine Déclève s'interroge sur une mise en commun du temps. Nous ne sommes pas dans un rapport marchand. La première ressource dont nous disposons est le temps : qu'allons-nous faire de ce temps pendant notre vie active ? Elle parle d'une expérience d'auto-construction au Brésil, dédier une journée par semaine à la construction. Ouvrir les frontières entre le temps de nuit et le temps de jour, laisser des espaces ouverts. On ne peut pas parler de temps sans évoquer l'espace. Il est question de réintégrer tout le monde, y compris les chômeurs, les migrants, et autres. La question se pose de savoir comment renégocier le rapport de domination, avec un lieu propice pour les personnes exclues du système de la vie - c'est une force.

Elle finit en prenant les exemples des Éco-villages, qui sont un réel exemple de partage d'expérience, essentiel pour prendre conscience de la direction dans laquelle on avance. Il ne s'agit pas d'une alternative radicale à l'État, car nous sommes immergés dans un système. Nous devons donc trouver autre chose sur lequel nous appuyer.

Table ronde "Communs et numérique"

Cette table ronde est animée par Silvio Clément et Callista Spiteri, avec les intervenants suivants : Stéphane Crozat (UTC), Sébastien Broca (Paris VIII), Guillaume Rouyer (UTT), Sébastien Shulz (UTC) et Alain Mille (Lyon 1 Claude Bernard).

L'introduction de cette table ronde commence par une définition du numérique et des communs. Les intervenants se demandent "Quel lien peut-on faire entre les communs et la soutenabilité ?"et est-que"les communs numériques offrent-ils une voie médiane permettant d'associer protection de l'environnement et modèles économiques viables

  1. Sébastien Shulz se pose des questions sur la contribution et les contributeurs à Wikipedia : pourquoi cela fonctionne-t-il et comment peut-on obtenir plus de contributeurs ? Les communs peuvent prendre plusieurs formes : plateformes coopératives, logiciels libres, bases de données coopératives ou partage de données. Selon lui, les communs permettent d'être souverains et accessibles peuvent favoriser la sobriété.

  2. Sébastien Broca revient sur le mouvement du logiciel libre des années 80. Il évoque la question de la rémunération, qui est très complexe pour le mouvement du libre. L’argent serait un danger pour le commun, car il pourrait corrompre les motivations des personnes intéressées et altruistes. En effet les communs seraient mieux servis par le bénévolat et il faudraient faire attention à la corruption. Il nous parle également des communs de capital, comme Red Hat ou Linux, avec les investissements des acteurs industriels. Le risque est la perte de ce commun et la perte de la gouvernance démocratique. Il évoque également le philanthrocapitalisme1 avec les communs qui tiennent compte de la charité et des dons. Il est donc nécessaire d'inventer de nouveaux modèles économiques, tels que des modèles associatifs avec des dons, comme Framasoft ou Mastodon, ou des modèles coopératifs, tels que la SCIC, afin de ne pas pervertir le commun. Cependant, il y a un risque de problèmes de passage à l'échelle ou de croissance, soit non voulue, soit car les modèles peuvent avoir des limites, comme ceux qui sont de niche.

  3. Stéphane Crozat explique qu'il est nécessaire de refonder la gouvernance associative et de passer “de la bureau-cratie” à la "tout-doux-cratie". Il est possible de proposer des solutions alternatives simples. Selon lui, il y a une injonction à mettre en place des communs. On peut prendre l'exemple de collectifs comme Framasoft ou les Chatons, mais on observe une fragilité de ces collectifs. Les rapports sont déséquilibrés, avec une disponibilité de compétences mais peu d'implication. Pour Stéphane Crozat, la question du rapport au temps est fondamentale dans cette question de commun numérique, et est liée à la fonction du capitalisme qui consiste à accaparer le temps des gens pour le profit.

  4. Selon Sébastien Shulz, les acteurs publics devraient soutenir les communs, mais les institutions privilégient les acteurs capitalistes. Par exemple, Jeff Bezos a obtenu la Légion d'honneur et Uber a des pratiques douteuses (Uber Files2). Les GAFAM sont les plus grands lobbyistes de la Commission européenne et obtiennent des législations favorables. Comment renverser cela ? Il existe des pistes de financement, telles que la Caisse des Dépôts et Consignations, ou encore l'accélérateur citoyen de Bruxelles ou de Barcelone pour l'info climat. Les marchés publics sont également une piste, et les communs numériques doivent être favorisés. Au niveau de l'éducation, il convient de penser à un partenariat public/commun et public/Microsoft, comme avec Décidim3 à Barcelone. Sébastien évoque également une participation directe de l'État aux communs numériques, par exemple avec Alexis Kauffman et la Direction Nationale de l'Éducation4, qui compte 800 000 enseignants, ou encore avec Sébastien Soriano, directeur de l'IGN. Selon lui, la question centrale reste celle de la gouvernance : comment gérer l'organisation d'un commun numérique.

  5. Selon Alain Mille, il est nécessaire d'instrumenter les processus de co-construction et de partage de connaissances afin de faciliter les observations et les interprétations réflexives. Le partage des connaissances est important, mais leur utilisation nécessite également une mobilisation active. Il est donc crucial de laisser des traces de cette mobilisation des connaissances, en documentant le processus de mobilisation. Il est question d'apprendre ensemble, mais selon lui le problème réside dans les contributeurs. Comment considérer tous les acteurs comme une équipe distribuée et dynamique et aller vers une intelligence synergique (Heather Marsh, 20125) ?Comment articuler l'expérience individuelle (issue de l'action après réflexion) et les connaissances partageables (issues de la réflexion après action), en utilisant le processus d'énaction ? Guillaume Rouyer revient lui aussi sur la Stigmergie. Le numérique est un outil pertinent et puissant pour favoriser le développement de cette approche.

  6. Sébastien Broca remet en cause la "stimergie", qu'il considère comme quelque chose d'ancien depuis le début de sa thèse. Selon lui, il s'agit d'un modèle de coopération sans coordination qui nie le modèle délibératif et démocratique, contrairement aux modèles coopératifs. Il s'interroge sur les technologies que nous voulons, ce que nous voulons numériser ou dénumériser et propose de penser à un autre système technique. Il met en avant l'intérêt des communs et propose de penser à un autre modèle de gouvernance, de production et de technique. Il propose également d'explorer du côté des low tech.

  7. Stéphane Crozat parle de "lowtechnolisation", c'est-à-dire d'un processus qui consiste à être moins "high tech". Le but est d'essayer de prendre le contrepied d'une approche techno-solutionniste. Selon lui, la durabilité (dimension environnementale) est de plus en plus prise en compte, mais il ne faut pas oublier la convivialité (dimension sociale).