Sébastien Broca
Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’UFR « Culture et communication », Université de Paris VIII.
Retour sur le 17e Congrès du RIODD : Communs, communautés, territoires : quelles voies pour les transitions ?
A l’occasion de son 17ème congrès, le RIODD - lien externesouhaite se saisir de la question pluridisciplinaire des communs, des communautés et des territoires pour explorer les voies vers les transitions qu’appellent les crises (écologique, économique, sociale) actuelles.
Retour sur la table ronde "Communs numériques et transition écologique". La question est de savoir comment l'approche open source et open libre permet aujourd'hui d'intégrer les enjeux écologiques.
Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’UFR « Culture et communication », Université de Paris VIII.
Enseignant-chercheur à l'UTC, université et école d'ingénieur à Compiègne
Juriste, Directeur Adjoint Scientifique / Science Ouverte et Maisons des Sciences de l'Homme (MSH), CNRS
Ph.D et enseignant en sociologie, Animateur du groupe "politiques des communs numériques" (CIS-CNRS), Initiateur du Collectif pour une société des communs
Professeur des Universités - Chargée de Mission SHS Campus Condorcet - Présidente du RIODD
Sébastien Shulz commence par introduire cette table ronde. Depuis une dizaine d'années, les acteurs et les législateurs prennent en compte l'écologisation du numérique. Autour des enjeux écologiques, trois mouvements émergent selon lui :
Sébastien Shulz identifie deux paradoxes :
Selon Lionel Maurel, la préoccupation environnementale est plus ou moins marquée pour les plateformes coopératives. Être une coopérative ne garantit pas d'avoir des préoccupations écologiques. Le croisement entre les communs numériques et les coopératives prend en compte la finalité hors de la rentabilité économique. Cet croisement de conditions très particulières permet de prendre en compte les conditions environnementales.
Il est question ici de Polanyi1 qui a introduit le concept d'économie substantielle prenant en compte les relations humaines, la réintégration de ces relations et leur préservation dans l'économie.
Il est essentiel de cultiver un lien avec les territoires, ce qui est l'inverse d'une plateforme numérique, mais il est important d'établir un lien avec les collectivités territoriales.
Selon Stéphane Crozat, il y a un paradoxe car le numérique et la low-tech sont différents. L'objectif est de faire évoluer les méthodes de conception pour réduire le développement high-tech. Il fait référence à l'ADEME, qui a identifié quatre scénarios pour la transition vers la neutralité carbone d'ici 20501. En reprenant ces scénarios, Stéphane Crozat pense qu'il est important de trouver des espaces pour discuter et faire vivre des alternatives : revenir aux besoins essentiels et discuter des usages nécessaires.
Selon lui, les scénarios 3 et 4 relèvent du solutionnisme technologique. Nous pouvons atteindre nos objectifs en parlant de croissance ou de réparation des systèmes, mais il est important d'explorer d'autres éléments, comme dans le scénario 1.
Il est important de rechercher du sens, de se recentrer sur les besoins essentiels et de discuter des usages nécessaires. En effet, en dehors des besoins de base tels que dormir et manger, il peut être difficile de trouver un terrain d'entente. Il est donc crucial de trouver des espaces pour discuter et promouvoir des alternatives. Il faut également accepter la privation. En ce qui concerne la frugalité forcée, il s'agit d'une décision étatique plus ou moins démocratique qui nous dicte nos besoins et nous impose des contraintes.
Il y a un changement de paradigme assez important en ce qui concerne le capitalisme de surveillance et la concurrence. Nous devons trouver d'autres concepts pour répondre à ces changements. La notion de transparence est importante, ainsi que la publication des choix et des erreurs, tout en étant le plus explicite possible. Il est également important de mettre en commun et de s'entraider, comme le suggère Pablo Servigne dans son ouvrage "Entraide - lien externe", en créant des espaces communs pour faire évoluer les objets ensemble. La culture libre est une condition nécessaire pour faire vivre des alternatives, mais elle n'est pas suffisante.
Selon Sébastien Broca, le logiciel libre est agnostique à l’écologie, mais cette opinion est basée sur une fausse représentation de ses origines. Les mouvements des communs numériques, apparus dans les années 90 et 2000, est à la base d’une séparation entre un monde matériel et un monde informationnel (Voir les auteurs Fred Turner1, Daniel Bell2 ou Alvin Toffler3). L'information permet de dépasser la rareté et la pénurie, car elle n'est pas virale et son coût marginal est quasi nul. Internet et l'informatique ont été déployés sur la base de cette idéologie progressiste, avec une fascination pour les propriétés de l'information qui nous permettent de transcender les limites matérielles à la croissance.
Cette thématique a été largement reprise par les défenseurs des communs numériques, tels que Richard Stallman4, qui a comparé l'information à un sandwich infini qui ne s'épuise jamais. Le second mouvement des enclosures, qui correspond à l'extension des droits de propriété intellectuelle, a suscité l'inquiétude des opposants à ce mouvement. Ces derniers ont souligné que le système de régulation mis en place dans le monde physique n'est pas adéquat dans le monde numérique, car ces deux mondes sont distincts et ne communiquent pas. Dans le monde numérique, l'idée est qu'il n'y a pas de vol.
Cependant, selon Broca, l'importance stratégique entre le monde de l'information et le monde matériel a conduit à un renforcement absurde de la propriété intellectuelle. Les communs numériques se basent sur l'idée d'une abondance d'informations qu'il faut protéger, mais cet argument a ses limites. Il y a un déni “mainstream” des problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés.
C'est pourquoi pour Broca, il est temps d'opérer un changement de culture dans les communs numériques en déconstruisant cette imaginaire. Par exemple, il est important de se questionner sur ce qu'il faut mesurer et comment construire des applications plus sobres. Les communs numériques peuvent fournir des réponses et des solutions. Wikipédia est un exemple de site vertueux du point de vue écologique, car il n'inclut pas de vidéos ni de publicités, ce qui correspond à une conception éco-responsable
1Fred Turner, professeur associé en sciences de la communication et histoire des médias à l'université Stanford - lien externe
2 Daniel Bell, Sociologue - lien externe
3Alvin Toffler, - lien externeécrivain, sociologue et futurologue américain - lien externe
4Richard Stallmann, - lien externeun programmeur et militant du logiciel libre. Initiateur du mouvement du logiciel libre. - lien externe
Serait-il logique de mettre en place des partenariats et notamment avec l'État ? On parle de fairtech avec l'exemple de Fairphone1, mais cela suscite des inquiétudes au niveau européen en raison de la force des lobbyistes du monde privé. Les partenariats avec le monde académique sont également intéressants.
Stéphane Crozat, ancien membre de Framasoft2, préconise des dons sans acteurs privés ni intervention de l'État. L'idée serait de créer une association telle que Framasoft ou des chatons pour proposer une alternative à l'offre actuelle dominée par le capitalisme de surveillance. L'État considère que la collecte de données est nécessaire par exemple dans la sécurité, mais l'idée de Framasoft est de proposer une autre offre alternative basée sur des logiciels libres.
Sébastien Shulz cite l'exemple du rapport Verdier1 pour discuter du rôle de la puissance publique et des formes possibles de partenariats publics communs, un revers aux partenariats privés. Les mouvements numériques communs cherchent à capter les ressources de la puissance publique sans contribuer à son retrait ou être phagocytés par elle, comme cela peut arriver avec dans l’ESS avec certaines associations. Pour y parvenir, il est essentiel d'établir des alliances avec l'espace public et dans le champ bureaucratique, comme l'a fait par exemple Alexis Kauffman avec l'éducation nationale2. Il est également important de transformer l'État et la manière dont il s'organise, comme l’ montré par exemple Decidim3, une plateforme de démocratie collective mise en place à l'intérieur de la mairie de Barcelone. Selon Shulz, cette transformation implique de passer de l'ordo-libéralisme, où l'État met en place un cadre institutionnel pour permettre le libre marché, à l'ordo-communalisme, où l'État met en place le cadre institutionnel pour permettre la libre collaboration et le développement coopératif des communs.
1 Henri Verdier, Rapport sur les communs numériques : un levier essentiel pour la souveraineté européenne, Juin 2022 - lien externe
2 Alexis Kauffmann, fondateur de Framasoft, rejoint la Direction du numérique à l’Education nationale - lien externe
3 Decidim, la plateforme de participation citoyenne d’envergure européenne - lien externe
Lionel Maurel exprime sa méfiance envers le terme "institutionnalisation", car il sous-entend que les communs ne sont pas des institutions. Selon lui, il est préférable de se référer à Elinor Ostrom ; les communs sont intrinsèquement des communs. Ce terme renvoie à un imaginaire soit anti-institutionnaliste, soit au pire à l'institutionnalisme, c'est-à-dire la possibilité d'être en dehors d'une institution.
Selon lui, même Framasoft n'est pas seul. Il est important de ne pas se priver d'un levier très fort. Le vrai enjeu stratégique est de réussir à agir sur les structures institutionnelles. Il y a des signes assez intéressants tels que le rapport Verdier avec un fond européen de financement des communs numériques, ainsi que la mise en place de communs numériques par défaut dans les administrations. Bien que ces signes soient encourageants, les acteurs associatifs et militants peuvent être tentés de les rejeter. La vraie question est de savoir qui va contrôler ce processus en cours, ainsi que dans quelle mesure nous pouvons y participer pour éviter qu'il soit capturé par d'autres intérêts.
Sébastien Broca aborde la question de l'institutionnalisation et se demande avec qui le mouvement des Communs doit s'allier. Il remarque que de nombreuses alliances ont été conclues entre les Communs Numériques et les acteurs de la Silicon Valley, tels que la Fondation Mozilla avec Google1. Cependant, cela a entraîné une perte de la dimension subversive des communs, car l'open source est désormais omniprésent sans répondre aux préoccupations de vie privée ou environnementales. Bien que l'open source soit partout, il ne sert pas le projet social. Pour retrouver une dynamique oppositionnelle, il est possible de considérer des alternatives telles que Mastodon2, l'anti-Twitter, de manière schématique. Toutefois, cela implique un rapport de force déséquilibré.
La question de la souveraineté numérique se pose alors : est-il possible d'agir pour aider les communs en allant voir des acteurs publics ? Il y a également la question de nos dépendances, notamment géostratégiques, et beaucoup de projets européens ont émergé. Les communs ont quelque chose à apporter : le développement d'un numérique qui ne soit pas une simple copie de ce que les États-Unis ont déjà fait. Il est donc important d'ouvrir les communs numériques à des acteurs qui ne sont pas exclusivement dans le numérique. Ils ne peuvent pas rester isolés des autres acteurs de la société civile. En tissant ces alliances, les communs peuvent contribuer à un projet commun qui ne vise pas le profit comme objectif principal
Communs numériques et transition écologique Sébastien Broca (Université Paris 8), Anne Crépet (Fairphone), Stéphane Crozat (Framasoft), Lionel Maurel (INSHS/CNRS) - Sébastien Schulz (Université Paris Nanterre), Corinne Vercher-Chaptal (USPN)
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