Les communs numériques

Le Labo Société Numérique, espace de documentation et de réflexion sur les enjeux sociétaux du numérique de l'État français, définit le commun comme "une ressource produite et/ou entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes, et gouvernée par des règles qui lui assurent son caractère collectif et partagé. Il est dit numérique lorsque la ressource est dématérialisée : logiciel, base de données, contenu numérique (texte, image, vidéo et/ou son), etc."1

Le numérique et les communs

"Le numérique est un terrain d’expérience majeur pour les nouveaux communs."1, indique Hervé le Crosnier, enseignant-chercheur à l'Université de Caen, spécialisé sur les technologies du web et la culture numérique. L'avènement du numérique, avec ses notions de transformation numérique, de travail collaboratif et de partage des données, insuffle un nouvel élan au mouvement des communs.

1 Le Crosnier, H. (2015). En communs : une introduction aux communs de la connaissance. C&F éditions.

Qualification des communs numériques

Bastien Guery1, référent logiciels libres à la direction interministérielle du numérique propose la grille de lecture suivante pour aider à qualifier les communs numériques :

  • la ressource est-elle d'accès gratuit ?

  • la ressource est-elle sous licence libre ?

  • les règles de gestion sont-elles définies collectivement ?

  • ces règles permettent-elles la contribution de tous ?

  • la communauté est-elle ouverte à d'autres ?

  • est-elle motivée par des intérêts marchands ?

Les communs numériques de connaissances

Le principe fondateur de l'existence des communs de la connaissance a été soutenu en 2006 par Elinor Ostrom et Charlotte Hess dans un ouvrage intitulé "Understanding Knowledge as a Commons"1. Pour Charlotte Hess, la connaissance y est décrite comme "une ressource partagée, un écosystème complexe se heurtant à des dilemmes sociaux". Les communs de la connaissance sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures.

Les biens communs de la connaissance peuvent comprendre des œuvres de création littéraire ou artistique, des ressources éducatives, des publications ou des données scientifiques, etc. On peut parler de bien communs numériques de connaissances, Wikipedia en est un exemple parfait.

"Wikipédia vise à offrir un contenu librement réutilisable, objectif et vérifiable, que chacun peut modifier et améliorer. Son contenu est sous licence Creative Commons, il peut être copié et réutilisé sous la même licence, sous réserve d'en respecter les conditions. Les contenus sont fournis gratuitement, sans publicité, et sans recourir à l'exploitation des données personnelles de ses utilisateurs. Les rédacteurs des articles de Wikipédia sont bénévoles. Ils coordonnent leurs efforts au sein d'une communauté collaborative, sans dirigeant."2 (définition Wikipédia). Wikipédia est un commun numérique, c'est-à-dire "une ressource en accès partagé, produite de manière contributive et gouvernée de façon démocratique", comme l’explique Sébastien Shulz3, docteur et enseignant en sociologie et initiateur du Collectif pour une société des communs.

Les communs de la connaissance s'étendent aussi aux données scientifiques. Les licences comme l’Open Database Licence permettent de garantir l’ouverture et l’usage d’extraits de bases de données, comme par exemple OpenStreetMap4, un projet collaboratif de cartographie en ligne qui vise à constituer une base de données géographiques libre du monde (permettant par exemple de créer des cartes sous licence libre), en utilisant le système GPS et d'autres données libres, ou encore dernièrement les données sanitaires pour la crise du Covid.

Concernant l’éducation, autre élément essentiel des communs de la connaissance, on voit se développer les "Ressources éducatives libres"(REL). L'Unesco définit les REL comme"des matériaux d'enseignement, d'apprentissage ou de recherche appartenant au domaine public ou publiés avec une licence de propriété intellectuelle permettant leur utilisation, adaptation et distribution à titre gratuit."5

Les communs numériques de production

Le logiciel libre est un parfait exemple de communs de production. Le logiciel libre est apparu aux États-Unis au début des années 1980 en réaction à l’appropriation privative du code informatique par les entreprises qui investissaient alors le marché du logiciel en pleine expansion.1

Richard Stallman2 est à la tête de ce mouvement et crée en 1984 un système d’exploitation non propriétaire, GNU3, un système d'exploitation libre. Le projet est maintenu par une communauté de hackers organisée en sous-projets. La volonté de ce projet est là réalisation d’un système d’exploitation complet et entièrement libre, et avec pour stratégie, l’utilisation de l’existant.

Suite au système GNU, a été créé Linux ou GNU/Linux4, qui est une famille de systèmes d'exploitations Open Source de type Unix fondé sur le noyau Linux, créé en 1991 par Linus Torvalds.

"Richard Stallman a le premier fait coïncider les libertés individuelles & collectives avec les productions informatiques. En initiant ainsi le mouvement du logiciel libre, il tue dans l’œuf toute velléité de préemption & d’exclusivité commerciale."5 (G. Rouan, 2023).

Production entre pairs

Yochai Benkler,  professeur de droit à Harvard, est connu pour avoir écrit en 2006 l'ouvrage « The Wealth of Networks »1 (La Richesse des Réseaux). Dans cet ouvrage, il développe la notion de « commons based peer production » (production entre pairs orientée vers les Communs). Il utilise ce concept nouveau à l'époque pour décrire l'émergence dans l'environnement numérique de nouvelles formes de ressources partagées comme les logiciels libres, Wikipédia ou la blogosphère, produites par la collaboration décentralisée d'individus. Pour lui, "la production entre pairs orientée vers les Communs correspond à la pratique d'une multitude de personnes qui travaillent ensemble pour résoudre un problème. Ce qui était mal compris, c'est qu'il y avait en réalité quelque chose de plus fondamental dans la manière dont le réseau agissait pour rassembler les individus en leur permettant de collaborer sur la base de motivations plus sociales que mercantiles."

Michel Bauwens, fondateur et dirigeant de la P2P Foundation, organisation internationale à but non lucratif consacrée à l'étude, la recherche, la documentation et la promotion des pratiques pair à pair (peer-to-peer) au sens très large, nous livre en 2016 un "Manifeste pour une véritable économie collaborative, vers une société des communs"2. Sont étudiées les notions de "post-capitalisme", une nouvelle société de commun, de "productions entre pairs". "Il s'agit de travailleurs et de citoyens partout dans le monde qui prennent l'initiative d'utiliser ces nouvelles capacités non seulement pour se connecter, mais surtout pour s'auto-organiser et mutualiser les ressources productives nécessaires à une nouvelle logique de production et de distribution caractérisée par la combinaison triarchique : « libre, solidaire et durable ». Il s'agit enfin de créer des formes entre-donneuriales et génératives pour offrir une capacité de reproduction matérielle confortable à ceux qui contribuent à ces communs. Ce qui implique la création d'une économie morale et éthique, telle qu'elle existait en grande partie avant l'avènement du capitalisme, et la recherche de formes économiques fondées sur la réciprocité. Il s'agit notamment de trouver des formes économiques d'échange qui puissent être marchandes, sans être capitalistes."Michel Bauwens parle dans ce manifeste de transvestissement,"le développement des capacités de cooptation à l'envers. Il s'agit ici de trouver des techniques de transfert de flux de valeur, du domaine de l'économie dominante vers l'économie nouvelle, c'est-à-dire de créer un pouvoir de domestication du capital privé et étatique par les forces des communs." Il parle d'émergence de « coopératives de plateformes », où les travailleurs et les utilisateurs des plateformes d'échanges marchands collaboratifs créent la plateforme elle-même comme un commun, en choisissant des formes de gouvernance et de propriété coopératives.

1 Yochai Benkler, The Wealth of Networks, 2006
2 Michel Bauwens, Manifeste Pour Une Veritable Économie Collaborative, 2016

Protéger les communs numériques

Hervé Le Crosnier souligne bien “que la notion de communs reste difficile à définir, mais on sent bien qu’il y a une homogénéité dans le projet : rendre la main aux acteurs eux-mêmes et agir par le droit pour stabiliser et renforcer les pratiques émanant des populations.“1

Le droit a en effet une importance centrale dans la logique des communs et notamment la notion de licence. David Bollier, Michel Bauwens et Stacco Troncoso (2015) ont regroupé les formulations juridiques venant des acteurs des communs dans un site « Law for the Commons ».2

Deux formes juridiques de référence sont donc constituées autour de la connaissance : la GPL3 (General public licence), pour le logiciel libre, et les licences Creative Commons (CC)4, pour les œuvres culturelles.

La GPL (ou GNU GPL), est une licence qui fixe les conditions légales de distribution d'un logiciel libre du projet GNU. Richard Stallman, président et fondateur de la Free Software Foundation en est l'auteur. Cette licence a depuis été adoptée, en tant que document définissant le mode d'utilisation, donc d'usage et de diffusion, par de nombreux auteurs de logiciels libres, en dehors des projets GNU.

Les licences Creatives Commons (CC) sont des licences de droits d’auteur qui apportent un équilibre à l’intérieur du cadre traditionnel “tous droits réservés” créé par les lois sur le droit d’auteur. "Nos outils donnent à tout le monde, du créateur individuel aux grandes entreprises et aux institutions publiques, des moyens simples standardisés d’accorder des permissions de droits d’auteur supplémentaires à leurs œuvres. La combinaison de nos outils et de nos utilisateurs est un fonds commun numérique vaste et en expansion, un espace commun de contenus pouvant être copiés, distribués, modifiés, remixés, et adaptés, le tout dans le cadre des lois sur le droit d’auteur." (Site Creatives Commons)

Ces licences permettent donc de donner un cadre aux communs de la connaissance et de la production. Mais comme le souligne Lionel Maurel en 2014 : "L’usage des licences CC, pour les auteurs qui s’y adonnent, va au-delà des règles juridiques. Indiquer volontairement qu’un travail intellectuel est sous licence Creative Commons symbolise une volonté de construire un espace de partage en dehors de la sphère commerciale. "5

1Le Crosnier, H. (2015). En communs : une introduction aux communs de la connaissance. C&F éditions.
2 Law for the commons
3 GPL, page wikipédia
4 Licence Creative Commons, page wikipédia
5 Site de Lionel Maurel