Conférence de Sébastien Broca : "Les transformations du mouvement des communs numériques de 1990 à nos jours"

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Conférence de Sébastien Broca du 4 février 2022. 

"En esquissant une histoire conjointe du capitalisme numérique et du mouvement de défense des communs au cours des trente années écoulées, cette communication propose de réfléchir à la manière dont le militantisme pour l’accès à l’information et la connaissance s’est transformé et de montrer notamment comment les questions économiques et écologiques ont progressivement pris une importance supérieure au sein du mouvement des communs. Sébastien Broca est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8. Après avoir travaillé sur le mouvement du logiciel libre, il mène des recherches sur les communs numériques et les différentes critiques adressées aux grandes entreprises de la Silicon Valley. Il a publié Utopie du logiciel libre (Le passager clandestin, 2013)."

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Sébastien Broca part de l'hypothèse d'une influence réciproque entre les transformations du capitalisme et les transformations des différents mouvements sociaux militants. Sa thèse est que ce mouvement des communs numériques a contribué par certains aspects à asseoir le capitalisme numérique actuel (domination des GAFAM et de la Silicon Valley).

Il va revenir à travers cette communication sur la transformation de ce capitalisme numérique. Il revient sur le cadre théorique des auteurs Boltanski et Chiapello (1999)  :

  • Le capitalisme, étant lui-même amoral, a toujours besoin de chercher en dehors de lui-même des principes de légitimation. Il a besoin de critique, ce qui l'indigne.
  • Le capitalisme se transforme grâce à ceux qui le critiquent.
  • La réciproque est également vrai : la critique ne cesse de courir après la transformation du capitalisme.
  • Il y a une dialectique entre le capitalisme et la critique.

Pour Sébastien Broca il n'est pas absurde d'appliquer ce cadre théorique à une période récente.

Les communs numériques contre le premier capitalisme numérique

Sébastien Broca revient sur ce premier capitalisme numérique. Les modèles économiques sont fondés sur la privatisation de l'information et de la connaissance. Nous pouvons citer en exemple Microsoft Windows et la suite Office. Les logiciels  sont protégés par la propriété intellectuelle. Le cœur du modèle économique est de produire et ensuite commercialiser des biens informationnels tous protégés entrainant des monopoles d'exploitation, avec un coût supérieur et des rendements croissants. 

Le Mouvement du logiciel libre apparaît dans les années 80 avec Richard Stallman1, il s’agit d’une contestation frontale de ce premier capitalisme numérique, une opposition au modèle économique en place avec un partage du code, une circulation des informations, une existence légale des pratiques de partage. Cela crée une brèche dans ce renforcement des droits de propriété intellectuelle. Certains disent que le logiciel libre est un cancer, comme par exemple le PDG de Microsoft2.

Les communs mettent en cause la privatisation de l'information. Ils prônent la libre circulation de l'information, l'accès à la connaissance. Sébastien Broca revient sur les commons based peer production. En 2006, Yochai Benkler a théorisé les communs numériques3. Il parle de production par les pairs, un nouveau modèle organisationnel et économique, un mode de production radicalement décentralisé, collaboratif et non propriétaire. Ce modèle s'oppose au premier capitalisme numérique. Ces communs ont mis en place des formes d’organisation collectives. Il cite D. Cardon, "tous ces grands communs ont eu leur moment constitutionnel"4. Les motivations sont diverses et ne se limitent pas à l'argent, les communautés contrastent radicalement avec le modèle des grandes entreprises. Il y a une opposition entre le modèle des grands communs numériques et le capitalisme numérique.

1 Richard Stallman, page Wikipédia
2 Article Zdnet, Microsoft a un jour qualifié Linux de « cancer », et c'était une grossière erreur, 2019
3 Yochai Benkler, page Wikipédia
4 Dominique Cardon, sociologue, page Wikipédia

Les communs numériques au fondement du deuxième capitalisme numérique

Sébastien Broca parle d’une première influence des communs dans les infrastructures technologiques. Les logiciels libres ont fourni une grande partie de l'infrastructure technologique qui a permis le déploiement des infrastructures des GAFAM. Nadia Eghbal, dans "Roads and Bridges"1, souligne que sans ces infrastructures, ces grandes entreprises n'auraient pas pu se développer de la même manière, ni à la même vitesse. Aujourd'hui, Sébastien Brica souligne que l'antagonisme entre le logiciel libre et les GAFAM n'est plus aussi marqué, les deux univers sont beaucoup plus poreux. Par exemple, des ressources telles que Wikipédia et Open Street Map sont largement utilisées.

La deuxième influence concerne la question de l'esprit du Capitalisme pour Sébastien Broca. Les éléments de langage propres aux communs, tels que la communauté, le partage et la coopération, sont adoptés par la Silicon Valley et des entreprises comme Airbnb et Uber. D'autre part, certains théoriciens des communs ont valorisé des éléments tels que contribution bénévole, non marchande, la motivation intrinsèque, la tâche en elle-même, etc. Ces éléments ont été repris par les entreprises technologiques pour justifier une grande quantité de travail bénévole exploité par ces grandes entreprises. Ce qui est intéressant, c'est de voir l'intention derrière. Sébastien Broca prend l’exemple de Flickr2, le discours repris sert à justifier le fait que les contributeurs de Flickr ne reçoivent aucune contrepartie. Il sert de légitimation et de justification pour ne pas partager la valeur générée par Flickr, cela sert des fins qui ne sont pas à l'origine de ceux qui défendaient les communs au début.

La troisième influence concerne la réglementation, la question juridique. Pour Sébastien Broca, les communs sont des alliés objectifs des grandes plateformes dans un certain nombre de batailles juridiques les opposant aux industries culturelles et aux opérateurs de télécommunication. La focalisation est sur la propriété intellectuelle. Par exemple le rejet de la loi Hadopi3  ou les lois SOPA et PIPA4 en 2012, une alliance s'est formée entre les défenseurs des communs numériques et les grandes plateformes pour demander le retrait de ces réformes du copyright.

1 Nadia Eghbal, Roads and Bridges : The Unseen Labor Behind Our Digital Infrastructure, 2016
2 Flickr, page Wikipédia
3 Loi Hadopi, loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, page Wikipédia
4 SOPA, PIPA : définition de l'essentiel des lois antipiratage aux États-Unis, article Huffingtonpost de 2012

De nouveaux enjeux pratiques et théoriques

Un des premiers enjeux évoqué par Sébastien Broca est celui de la rémunération du travail. Cette question est resté absente des débats pendant longtemps, voir rejetée. Elle pourrait corrompre les motivations intrinsèques et pervertir le sens de ce travail bénévole. Cette question émerge tardivement dans les années 2010, il est devenu évident que la Silicon Valley captait beaucoup de valeur tout en versant très peu aux "commoners". Des Initiatives apparaissent comme les licences à réciprocité1; le projet par exemple de "Wikipedia Enterprise"2 qui propose un service payant aux grandes entreprises du numérique pour les aider à utiliser les données de Wikipedia, le formatage de données, etc., qui sont utiles pour les entreprises ; émergence de nouveaux communs, de nouvelles plateformes communes qui tentent d'articuler la professionnalisation et les contributions bénévoles, comme par exemple le projet TAPAS3. La question de la rémunération et du modèle économique devient centrale. Dans les discours autour des  libertés des utilisateurs, nous avons un peu négligé la rémunération des producteurs, ce qui est difficile à réaliser dans le mouvement du logiciel libre.

Le deuxième enjeu concerne la race et le genre. Le mouvement de défense des communs numériques a été influencé par les transformations plus générales de la critique. Historiquement, le commun numérique a été dominé par des hommes blancs diplômés, en particulier dans le logiciel libre. Cette surreprésentation masculine est également visible dans Wikipedia4 (70 à 80 % des contributeurs sont des hommes). Il y a aussi des problèmes géographiques, avec une sous-représentation de l'Afrique francophone. Ces inégalités ont été dénoncées et prises en compte.Sébastien évoque des polémiques concernant des figures comme Bauwens ou Stallman, ce dernier a notamment été au centre d'une polémique5 depuis 2019 en raison de propos misogynes et pour avoir défendu une personne accusée de viol.

Enfin Sébastien Broca conclu en évoquant un dernier enjeu, le coût environnemental du numérique. Pendant longtemps, le mouvement des communs numériques a soutenu l'utopie d'Internet, mais en faisant cela, il a participé à une sorte de déni, n'accordant pas assez d'importance à la matérialité du numérique et à ses impacts environnementaux. Le mouvement technocritique prône une remise en cause de notre dépendance technologique. Il ne s'agit pas seulement de demander un numérique différent, mais aussi de réduire notre utilisation du numérique. On peut se demander jusqu'où l'on doit aller dans l'information et si le mouvement des communs numériques devrait défendre moins de numérique plutôt qu'un numérique différent.

Le numérique était centré sur l'accès, mais maintenant les questions de gouvernance, de rémunération, d'inégalités et d'environnement sont également importantes.