Retour sur la conférence "Vive les communs numériques"

Serge Abiteboul et François Bancilhon - 52ème édition d'ASDN, mars 2024

Présentation de l’ouvrage "Vive les communs numériques !” de Serge Abiteboul et François Bancilhon, sorti le 28 février chez Odile Jacob.

Serge Abiteboul, né le 25 août 1953 à Paris, est un informaticien français, chercheur à l'ENS Paris et directeur de recherche émérite à l'Inria, membre de l'Académie des sciences et de l'Academia Europaea depuis 2011.
François Bancilhon est chercheur académique  Inria, MCC et Université de Paris XI) et entrepreneur en France et aux US.

Genèse du livre

François Bancilhon raconte la genèse du livre. Passionné par l'open source, l'open data et l'open science, il a eu l'idée de créer un livre sur ces trois sujets. Il a donc cherché un expert et a proposé à Serge Abiteboul, qui a accepté de collaborer, mais a souhaité aborder plus que ces trois sujets. Pour Serge Abiteboul, il était important de discuter des communs numériques, un terme avec lequel François Bancilhon n'était pas familier. Ils ont travaillé ensemble sur le livre pendant deux ans. “Ce que nous cherchions, c'était d'apprendre des choses et de prendre plaisir à le faire. Nous avons fait un effort d'exhaustivité sur ce livre. Un des objectifs était de faire connaître les communs numériques. Nous avons découvert que l'explication de ce que sont les communs numériques ne se fait pas en une phrase. L'open data, oui, mais c'est plus compliqué ici.”

Quelle définition ?

Serge Abiteboul précise qu'ils se sont posé la question de quelle définition prendre pour les Communs numériques. Ils sont partis d'Elinor Ostrom et se sont rendu compte qu'en France, beaucoup de personnes travaillent sur ce sujet. Ils sont donc partis sur trois idées : une ressource, une communauté et une gouvernance.

Ils se sont également interrogés sur le passage des communs matériels aux communs numériques, pour comprendre ce qui est particulier. D'emblée, ce qui ressort, c'est que les communs numériques sont non-rivaux, c'est le grand point, mais ils ont réalisé par la suite que le numérique permet de gérer des communautés. "Par exemple, Wikipédia sans le numérique n'est pas possible." Le point crucial, ce n'est pas seulement la non-rivalité. Serge Abiteboul met en évidence la différence avec les biens communs matériels : leur plus grand risque est l'épuisement de la ressource, ce qui n'est pas le cas pour les biens communs numériques. "La vraie difficulté est de faire vivre la communauté, de donner l'envie aux participants de produire. La production est importante."

"Ce qui nous intéresse, ce ne sont pas seulement les communs parfaits, mais aussi les marges. Par exemple, l'open data, très souvent, ce ne sont pas des communs numériques. Comment allons-nous vers les communs numériques, comment transformons-nous un Open data en commun numérique ?"

Ils n'évitent pas les sujets controversés, tels que la gratuité, l'obligation, l'exclusivité, la non-exclusivité et l'éthique.

"Tous ces sujets nous intéressaient. Nous aurions pu intituler notre livre Autour des Communs".

Organisation du livre

La première difficulté concernait l'organisation. Pour les communs numériques, la question était : qu'est-ce qui est mis en commun ? Des données, des logiciels, des connaissances, des réseaux (comme le wifi ou le web), des usages, des fonctionnalités à intégrer ?

“Nous avons décidé d'explorer l'histoire et la géographie des communs. Comment évoluent-ils au fil du temps ? S'imposent-ils ? S'agrandissent-ils ? Nous avons analysé cela dans deux domaines : l'open source et l'open data. Nous avons également regardé au-delà des pays développés, en particulier en Chine. Les communs sont en forte croissance dans ces pays.”

Modèles économiques

François Bancilhon explique qu'ils ont examiné le modèle économique. Il existe une grande variété des communs numériques, et il n'y a pas une forte convergence. Il y a certaines choses en commun, mais il existe une grande diversité. Au sein du logiciel libre ou de l'open source, on trouve des communautés très différentes avec des approches distinctes. Chaque communauté s'est construite avec son propre modèle. “Pour ce qui est des modèles économiques, il y a des variations de taille et de budget dans ces communs, allant de quelques centaines d'euros à plusieurs centaines de millions. Chaque commun construit son propre modèle économique.”

Évolution dans le temps

Il y a également une question d'évolution dans le temps. “Les chiffres montrent un développement dans le temps, nous n'avons pas vu de commun qui régressait, nous avons constaté une croissance absolue ou relative.”

Cependant, François Bancilhon indique qu’on trouve des espaces ou zones d'application où les communs ont du mal à démarrer, par exemple les REL. “On voit une communauté active, mais cela prend du temps à se structurer, à bouger. Même chose dans l'agriculture. Ça avance mais ce n'est pas encore le mouvement de masse que l'on pouvait espérer. C'est un mode d'organisation social et économique qui est en croissance, qui est fort, qui va se développer, mais qui va prendre encore du temps à se faire."

Q&A

Question concernant les liens entre communs numériques et les GAFAM . Google, un futur commun numérique ?
Serge Abiteboul nous explique que Wikipedia se met au service des utilisateurs, de la communauté. Google, en revanche, sert les intérêts de ceux qui ont investi dans Google, c'est-à-dire le conseil d'administration. La gouvernance est assurée par le Conseil d'Administration. "On peut envisager un idéal où ces outils, dans un pays démocratique, seraient soumis à des règles, comme le Digital Service Act (DSA)  ou le Digital Market Act (DMA), qui imposent une plus grande transparence. On pourrait exiger qu'ils soient neutres et servent la communauté. Les objectifs de Google devraient être définis par la communauté et non par le Conseil d'Administration de Google. Est-ce un rêve irréalisable ? Si on se place en 2004, le moteur de recherche de Google servait la communauté avec un PageRank non biaisé. Par la suite, ils ont fait davantage de profits. On pourrait imposer des règles pour revenir à cette époque."

François Bancilhon propose de comparer Google Maps et OpenStreetMap (OSM). Avec la communauté OSM, on peut faire quelque chose de différent, voire mieux dans certains cas (par exemple, lors des inondations en Haïti). Il existe de véritables alternatives et de réelles différences.
Pour conclure, selon Serge Abiteboul, il faut imposer des règles qui soient au service de la communauté (DSA, DMA).

Y a-t-il des domaines où il n'y a pas de communs numériques ou des échecs?
Serge précise qu'ils ont étudié des domaines tels que l'éducation et la science. Des domaines ont été suggérés par d'autres personnes, comme la justice. Pour l'agriculture, c'est le contraire, pour eux, il était impossible qu'il n'y ait rien. "Nous avons posé des questions sur ce qui se passe dans l'agriculture, nous avons suivi des pistes. Il aurait fallu une approche plus systématique, mais nous ne l'avons pas fait. Il existe des domaines où il y a des résistances, comme l'éducation. Il y a toujours des luttes et des résistances dans chaque domaine. Il faudrait un véritable travail de fond pour creuser dans chaque domaine."

Quelle est la dynamique des communs ? On a l'impression que c'est un modèle qui a du mal à s'étendre. Pourquoi écrire ce livre maintenant ? Est-ce pour raviver la flamme ? Quel est votre sentiment sur cette dynamique ?
François Bancilhon souligne que les chiffres sont en croissance. "On ne voit pas un commun qui végète ou qui chute. Le côté négatif se présente surtout dans des domaines comme l'agriculture ou l'éducation. Ce qui m'intéresse le plus, c'est l'éducation. Il y a des résistances du privé, mais aussi beaucoup de résistance interne. Ce que nous disent ceux qui sont dans les ressources éducatives libres (REL), c'est qu'il y a quelque chose qui retient les enseignants de partager." Pour lui, la dynamique des communs est beaucoup liée à l'énergie des militants de départ, ça va marcher parce qu'il y a x ou y qui est moteur dans son domaine, qui fait bouger les choses.

Serge Abiteboul est beaucoup plus optimiste. Pour lui, il y a des résistances qui ralentissent, mais il y a un mouvement de fond et il faut regarder les causes de ce mouvement de fond. Premièrement, l'énergie des communs numériques, l'envie de partager et de faire ensemble, on le sent bien, c'est en vogue. Deuxièmement, le côté performance, un logiciel open source est plus performant comme méthode de travail que la méthode fermée propriétaire, chacun dans son coin. Il y a également un problème de sobriété numérique, l'idée de faire des choses plus efficaces car ensemble, cela devient essentiel. Pour lui, le mouvement général va dans cette direction. "Sur le terrain, les gens ont envie de faire, l'État pour la première fois fait des lois pour favoriser les communs, je suis optimiste que cela s'impose. Mais effectivement, il y a des résistances fortes et le "commons washing" qui se développe, des mouvements contraires."

Pour la 52ème édition d’ASDN, nous avons reçu Serge Abiteboul et François Bancilhon pour échanger autour de leur livre à paraître Vive les communs numériques ! Logiciels libres, wikipedia, le web, la science ouverte, etc (Odile Jacob 2024 – disponible le 28 février 2024).